Examiner l’enchaînement des faits historiques qui ont permis d’aboutir à la théorie quantique est sans doute une étape nécessaire à l’acceptation des concepts – la compréhension serait plus souhaitable, mais difficile puisque des questions conceptuelles fondamentales se posent encore actuellement. Cet exercice est néanmoins trompeur pour une raison simple : notre esprit est déjà imprégné d’images et de concepts postérieurs à l’époque où s’est construite cette théorie. Aussi est-il très difficile de se replacer dans l’état d’esprit des scientifiques de l’époque. Un exemple évocateur est la structure de l’atome, inculqué aux générations actuelles dès le secondaire, alors que l’ébauche de cet édifice est réalisé au fur et à mesure de la construction de la théorie quantique. Il faut donc se replacer dans le contexte en oubliant ce que nous savons. Difficile, voire impossible, mais l’essentiel n’est pas là : le plus important est de garder en tête cette donnée contextuelle, pour peut-être arriver à mieux appréhender le cheminement intellectuel collectif des savants de l’époque. Tentons de nous placer dans ce contexte.
En 1892, Lord KELVIN écrit :
« La physique est définitivement constituée dans ces concepts fondamentaux ; tout ce qu’elle peut désormais apporter, c’est la détermination précise de quelques décimales supplémentaires. Il y a bien deux petits problèmes : celui du résultat négatif de l’expérience de Michelson et celui du corps noir, mais ils seront rapidement résolus et n’altèrent en rien notre confiance. »
Le premier « petit » problème cité nécessitera la remise en cause du temps absolu par H. Poincaré et A. Einstein (théorie de la relativité), le second la construction d’une nouvelle théorie totalement révolutionnaire, la physique quantique. Mais il n’y avait pas que ces deux « petits » problèmes.
A la fin du 19ème siècle en effet, il n’existe pas de théorie reliant la matière et le rayonnement, alors que les expériences montrent depuis longtemps que ces notions sont intimement liées. En 1859, G. Kirchoff effectue la première expérience du rayonnement du corps noir, où la matière chauffée émet un rayonnement. En 1885, J.J. Balmer enregistre le spectre visible de l’hydrogène, qui émet un rayonnement mais seulement pour des longueurs d’onde très précises. W.K. Roentgen découvre les rayons X en 1895, de propriétés identiques au rayonnement lumineux mais pour des longueurs d’onde petites invisibles pour nous.
Parallèlement à ces expériences d’analyse du rayonnement, J.J. Thomson étudie la conductivité électrique et découvre l’électron en 1897. Sa masse et sa charge sont mesurées, démontrant ainsi qu’existe dans la matière une particule de très petite masse, et en grand nombre. L’effet photoélectrique, qui consiste à créer un courant grâce à un faisceau lumineux, est découvert par H. Hertz en 1887. La notion d’atome, petit grain constituant la matière, est présente à l’époque sous forme d’hypothèse et couramment acceptée et utilisée en chimie, mais il n’existe pas encore de faisceau de preuves montrant son existence. Elle est prise en compte par L. Boltzmann pour expliquer la thermodynamique, mais cette idée a du mal à s’imposer. Quel est le lien entre toutes ces découvertes ? Entre la matière et la lumière ? Y en a-t-il un ?
Mais là n’est pas le seul problème. Les équations de Maxwell permettent de comprendre q’une charge freinée peut émettre de la lumière. Compte tenu de la découverte de l’électron, particule chargée constituant de la matière et pouvant se déplacer, le lien est trouvé. Néanmoins, W. Wien étudie quantitativement le rayonnement du corps noir de 1893 à 1896, et J.W. Rayleigh met en évidence en 1900 la catastrophe ultraviolette, à savoir que la théorie classique prévoit une augmentation de cette intensité avec la fréquence. Mais il n’en est rien expérimentalement : l’intensité du rayonnement atteint un maximum en fréquence puis chute brutalement à haute fréquence, dans l’ultraviolet. Mais ce n’est pas le seul échec de la théorie classique. Comment expliquer le spectre discontinu d’émission de l’atome d’hydrogène ? Comment expliquer que l’effet photoélectrique ne dépend pas de l’intensité du rayonnement émis, mais plutôt de sa fréquence – au dessous d’une fréquence seuil, aucun courant n’est observé même en augmentant fortement l’intensité du rayonnement incident, comme l’avait observé P. Lenard en 1902.
Les clefs permettant de résoudre ces énigmes vont être découvertes au début du 20ème siècle. Tout d’abord, M. Planck trouve mathématiquement en cherchant une expression du rayonnement qui satisfasse à la foi la loi de Wien et la loi de Rayleigh-Jeans, l’expression correcte décrivant le spectre du corps noir. Il obtient la bonne formule du rayonnement du corps noir en introduisant une nouvelle constante universelle, qui portera son nom. Il cherche alors dans le cadre de la théorie classique à expliquer ces résultats, en vain, aboutissant à la conclusion douloureuse mais nécessaire que le rayonnement à une fréquence donnée est émis par paquets de même énergie (appelé alors les quanta d’énergie). Immédiatement, H. Rubens vérifie expérimentalement que cette expression mathématique fonctionne avec une très grande précision. Parallèlement à cette découverte, clef de voûte de la future théorie, J. Perrin propose le modèle planétaire de l’atome en 1901, mais l’impact d’une telle hypothèse est encore difficile à accepter. C’est A. Einstein qui établit avec audace les concepts révolutionnaires qui permirent de faire le lien entre toutes ces expériences et hypothèses, avec 4 articles publiés la même année, alors qu’il n’avait que 26 ans. Il publie un article sur le mouvement Brownien confirmant l’existence de particules se déplaçant librement et de façon erratique dans un liquide. Les travaux de J. Perrin qui suivirent confirmèrent cette notion d’atome. Le second apport a priori sans grande conséquence mais réellement le concept fondateur de la théorie quantique est l’explication de l’effet photoélectrique en considérant la lumière comme des particules d’énergie fixée pour une fréquence donnée, E = hν, où h n’est autre que la constante de Planck. R.A. Millikan vérifie en 1916 les prédictions d’A. Einstein, tout en disant :
« I spent 10 years of my life testing the 1905 equation of Einstein’s, and contrary to all my expectations, I was compelled in 1915 to assert its unambiguous experimental verification of its unreasonabless since its seems to violate everything we knew about the interference of light. »
Il détermine la valeur de la constante de Planck de façon totalement indépendante de celle obtenue à partir du rayonnement du corps noir. Le lien est fait avec la constante de Planck, les pièces du puzzle commencent à s’assembler.Parallèlement à ces découvertes, la question de la structure de l’atome est étudiée. L’hypothèse qu’il serait constitué d’un cœur appelé noyau autour duquel évolueraient les électrons se précise. E. Rutherford met en évidence le noyau atomique en 1911. Finalement N. Bohr propose le modèle de l’atome en 1913, les électrons évoluant sur certaines orbites d’énergies bien définies autour du noyau. Ils peuvent absorber ou émettre en conséquence un rayonnement d’énergie bien définie, expliquant ainsi le spectre d’émission de l’hydrogène et vérifiant les formules obtenues par J. Rydberg et W. Ritz en 1905.
Ainsi, dès la fin des années 20, l’ossature d’une théorie définissant les règles du jeu de l’infiniment petit est acceptée, les liens entre matière et rayonnement mieux définis. Mais il n’y a encore aucune théorie originelle permettant de justifier cette construction établie à partir de l’expérience. Le déclic viendra de L. De Broglie en 1923, en s’appuyant sur les travaux d’Einstein sur l’effet photoélectrique et la relativité restreinte.
Références :
« Physique Quantique » cours de Berkeley, vol. 4, ed. Armand Colin, 1967
Un livre un peu vieillot et dépassé, mais truffé de faits historiques intéressants
« Introduction à la physique quantique » B. Degrange, ed. les presses de l'école des Mines, Paris 2001
Récapitulatif historique qui montre bien le cheminement intellectuel et expérimental conduisant à la théorie quantique
« Le monde quantique » les dossiers de la Recherche, vol29, novembre 2007
Revue vulgarisée faisant le point sur les avancées actuelles et la compréhension des concepts de la physique quantique, avec une partie historique.